À Réjeanne, que je n'oublierai jamais, avec tout mon amour...
J’ai toujours été une fille enjouée, enthousiaste. Petite, tout le monde m’adorait. J’étais la fillette parfaite, qui ne ramène que des A sur son bulletin scolaire, qui aide ses parents à la maison, qui travaille fort et obtient toujours ce qu’elle veut. Je ne parlais pas beaucoup, je préférais lire ou jouer à la poupée. Je m’inventais mes propres histoires et mes parents étaient souvent découragés par mon imagination.
Puis, j’ai grandi. À l’adolescence, j’étais moins timide : je faisais partie de tous les clubs. Tout le monde recherchait ma compagnie. J’avais des amis extraordinaires, un petit copain attentionné. Je me voyais déjà le marier, avoir une grande maison avec un jardin. Un jardin qui sentirait bon les roses, ma fleur préférée. Puis, au jardin, tranquillement, viendrait s’ajouter une ribambelle d’enfants qui jouent et se chamaillent sous l’œil attentif de leurs parents. Si mon mari n’est pas allergique, nous aurions aussi des animaux, peut-être une ferme. Ça ne sentirait pas toujours bon, mais on aurait qu’à planter davantage de roses…
Françis m’avait demandé en mariage un soir d’automne. C’était magique, avec les feuilles qui tourbillonnaient autour de nous alors que je lui avais dit « Oui! ». Je m’étais juré de m’en souvenir toute ma vie. On avait emménagé dans une petite fermette, et j’avais commencé à mettre en place mon jardin. Puis, je tombai enceinte d’une petite fille que l’on prénomma Marie-Rose. Elle avait le même visage que sa mère, mais le caractère fort de son père. Elle nous surprenait de jour en jour. C’était notre rayon de soleil. Puis vint son frère, Paul. Paul avait la santé fragile mais il souhaitait par-dessus tout devenir fermier comme son père. Avec le temps et les soins appropriés, il guérit, et petit à petit, il devint un pilier important pour notre petite famille : le futur héritier de son père.
Le temps passait et comme tout le monde, je vieillissais. Les enfants devinrent des adolescents, puis de jeunes adultes. Ils allèrent à l’école, eurent des amis, des amourettes… J’étais heureuse de les voir grandir si bien. Lorsqu’ils devinrent assez vieux, ils quittèrent la maison pour fonder leur propre famille. Je trouvai cela bizarre durant les premiers temps, car il n’y avait plus ce petit air de fête. Tout paraissait plus calme. Heureusement, Françis était encore à mes côtés.
Curieusement, plus le temps passait, plus l’atmosphère devenait écrasante. Je commençai à faire de drôles de rêves, revivant toutes les situations regrettables de mon passé. Je me réveillais en sueur, parfois même en hurlant et en pleurant. Françis me prenait alors dans ses bras, en essayant de me rassurer.
Les jours passaient plus rapidement que d’habitude. Pour me changer les idées, j’allais dans le jardin, et l’odeur familière des roses m’apaisait. Souvent, lorsque les enfants venaient à la maison, j’oubliais quelque chose dans le four. « C’est l’âge », se moquaient-ils. Mais moi, je savais que quelque chose n’allait pas. J’étais tout simplement trop orgueilleuse pour l’admettre.
Un jour, tout devint flou. Les discussions n’avaient plus de sens à mes yeux. Même les roses avaient perdu leur odeur rassurante. Je ne parlais plus. J’étais prisonnière de ma tête, prisonnière de mes souvenirs. Marie-Rose et Françis m’emmenèrent à l’hôpital. Les murs aux couleurs fades semblaient vouloir se refermer sur moi tandis que je m’accrochais à eux. Non, je ne flancherais pas! Je n’étais pas folle! Je ne pouvais pas abandonner tout ce que j’avais si durement gagné. Le verdict tomba sur moi comme une tonne de briques : Alzheimer. Bien sûr, il y avait des médicaments pour traiter cette maladie, mais rien ne pouvait vraiment la guérir : j’allais, peu à peu, perdre la mémoire. Et bientôt, j’allais en mourir.
Je tentai de me rebeller. Je ne prenais plus mes médicaments. Si j’avais à mourir, ce serait dans la dignité. Je voulais prouver à cette maladie qu’elle n’aurait pas le dessus sur moi si facilement. Je me mis à écrire compulsivement, tout ce qui me passait par la tête. Mais bientôt, je ne sus même plus écrire mon nom. La peur me gagnait lorsque je croisais mon reflet dans le miroir : je m’imaginais plus petite, beaucoup plus jeune, avec des nattes et un sac à dos. Je voulais aller à l’école comme tous les autres enfants. Lorsque je revenais à mon état normal, je prenais un malin plaisir à me disputer avec les gens. Ça me rappelait que j’étais en vie. Bien sûr, je ne pouvais voir que les autres étaient tristes de me voir dépérir à petits feux. Je vivais ma vie à reculons, perdue dans un brouillard sans fin.
Bientôt, je ne me souvins plus de qui j’étais. Prise de panique, j’appelais ma mère, mais elle ne venait pas… J’avais l’impression qu’on m’enlevait quelque chose au fond de moi, et cette perte me paralysait. Les gens devenaient des inconnus, ou je les confondais. C’était comme si ma vie n’avait jamais existé, comme si elle ne m’avait jamais appartenue.
Soudain, mon propre mari devenait mon fils. Quand il voulait s’approcher de moi, je me reculais, paniquée. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Je perdais le contrôle.
Puis, la maison devint plus petite. Les couleurs des murs et la disposition des meubles avaient changées. Des gens habillés de blanc venaient prendre de mes nouvelles, mais je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient. J’avais de la difficulté à formuler ma pensée. Un homme venait me voir. Il me souriait, mais je ne m’en souvenais plus. C’était trop difficile de se rappeler.
Un soir, je me suis sentie très fatiguée. J’ai voulu aller voir ce jardin qui était autrefois mien, mais on m’a dit que c’était impossible. Qu’il fallait que j’aille me recoucher, qu’il était tard. Je ne savais pas où j’étais, mais pour une fois j’ai obéi. Quand j’ai fermé les yeux, tout était devenu clair. Je nous revoyais, Françis et moi, le jour de notre mariage. Un jour que je n’oublierais jamais. Je voyais Marie-Rose et Paul, enfants, jouant autour de la maison comme autrefois. Puis, autour de moi, une lumière se faisait de plus en plus insistante. Un bel homme me tend alors des gants de jardinage, et une porte s’ouvre sur un jardin de roses qui s’étend à perte de vue… Pour la première fois, je me sens bien. Je me sens légère, j’ai retrouvé le goût de rire. Je n’ai plus peur.
***
Dans la chambre de la résidence, c’est le silence complet. Un rayon de soleil vient caresser la joue de la vieille dame, mais déjà, elle est bien loin. Elle est repartie là où étaient enfouis tous ses souvenirs, après un combat de plusieurs années contre la maladie. Sa famille est à ses côtés, on peut entendre quelques sanglots s’échapper… Même si la morte a sur les lèvres un sourire de délivrance, on peut ressentir la souffrance, les regrets dans leurs gestes.
Marie-Rose et Paul, entre deux larmes, murmurent :
- Maman, toi qui a l’air si paisible maintenant, veille sur nous… La mort est comme un manteau qui nous enveloppe un par un… Un trou noir sans fin… S’il te plait, fais que cette brume se dissipe… Nous avons si peur!
Depuis un an déjà, Françis ne les reconnaissaient plus. À lui aussi, on avait fait le terrible diagnostic. S’il ne mourrait pas de ça, il mourrait sûrement d’un arrêt cardiaque car il se faisait de plus en plus vieux… Et peut-être qu’à leur tour, la maladie viendrait les chercher, les achever… Mais pour l’instant, il ne fallait pas trop y penser. Cela donnait des frissons. Mieux valait se concentrer sur l’enterrement, et choisir quelles fleurs poser sur la tombe de la défunte… Vous avez une idée, vous?