Les no-mans lands ravagés par l’hécatombe se peuplaient depuis quelques jours de meutes de survivants enragés, qui pillaient tout ce qu’ils parvenaient à discerner parmi les cendres : nourriture, couvertures, vêtements, et se terraient dans des abris, hostiles à quiconque s’approchait, à quiconque possédait ce qui leur semblait nécessaire.
Seigneur !
Si l’un d’entre eux avait osé faire du mal à Maggie, si………
Brack se rattrapa de justesse à la rampe d’escalier, accablé d’une peur panique incontrôlable.
Maggie…..
Dans un silence de mort, ponctué ça et là d’exclamations que le jeune homme identifia bientôt comme clairement masculines, Brack gravit les marches une à une.
Les muscles bandés à l’extrême, torche éteinte, le soldat de métier s’approcha tout près de ce qu’il décela comme une silhouette trapue. Lentement, il pointa l’extrémité de son M 16 contre ce qui ressemblait le plus à une tempe.
L’homme sursauta.
- Hey ! beugla ce dernier. C’est quoi ce bordel !
- Ne bouge pas d’un pouce, compris ?
En guise de réponse, Brack entendit l’inconnu déglutir. Quelques secondes plus tard, une autre voix perça l’ambiance oppressante de la cage d’escalier.
- Gary ? c’est bon, j’ai trouvé leur cachette ! on va les choper ces trois là.
- Boucle-là ! aboya l’inconnu tenu en joue.
Brack grinça des dents et appuya un peu plus fort le canon de son arme. L’homme se tut aussitôt.
- Avance, lui intima le jeune homme.
- Tu veux quoi ? On peut partager si tu veux ! Avec Mitch, on vient de dégoter la planque de trois nanas qui nous donnent du fil à retordre depuis un bon moment, elles ont surement de quoi bouffer….alors, t’en es ?
- Ferme-là, grinça Brack à deux doigts de l’assommer. Ferme-la et avance !
- Gary ? s’égosilla l’autre. Bon sang mais à qui tu parles là ?
Le contact du fusil obligea l’inconnu à se taire. Avec une lenteur calculée, brack et son otage s’approchèrent du fameux Mitch, toujours invisible à leurs yeux.
Ce dernier leur pointa soudain une torche en pleine figure.
- T’es qui toi ? grogna-t-il en direction du soldat.
- Armée des Etats Unis, répondit Brack machinalement.
- Y a plus d’Etats Unis, pouffa l’homme d’un ton amer. Fiche le camp d’ici, on les a trouvé en premier, elles sont à nous.
- Qui est à vous ? tenta de tempérer Brack alors que ses doigts cherchaient avidement la gâchette.
- Les Nanas là haut, je suis sur qu’elles….
Mais l’homme cessa brusquement de parler, et se contenta de froncer les sourcils d’un air obstiné. Quelques secondes plus tard, un rictus désagréable commença à se dessiner sur son visage.
Un rictus bien connu du lieutenant, annonciateur d’ennuis considérables.
- T’as rien dans ton arme pas vrai ? lança l’homme en conquérant. Allez, dis-le, tu bluffes ! t’as plus de munitions n’est ce pas ? Sinon tu nous aurais déjà butés ! viens par là Gary, je voudrais pas t’en coller une pendant que je fais sa fête au gentil petit soldat des Etats Unis.
Avant que Brack ne puisse esquisser le moindre mouvement, ce cher Gary sauta comme un cabri sur la droite, échappa à sa poigne et rejoignit son compère derrière l’énorme torche qui lui brûlait maintenant les rétines.
Les deux hommes, forts de leur union de fortune, commencèrent à s’avancer vers lui en jubilant.
Le soldat braqua son arme sur eux.
Que dire de la suite ? Que le jeune homme leur a ordonné à plusieurs reprises de reculer ? Qu’il leur a également affirmé que son arme était bel et bien chargée et tout à fait prête à l’usage?
Que dire du fait qu’il les ait suppliés, après avoir concédé trois pas en arrière, de ne pas l’obliger à rajouter deux morts de plus aux millions de victimes de ces dernières semaines ?
Que dire sinon faire écho aux deux coups de fusil parfaitement maîtrisés qui retentirent dans la lueur précaire de cette cage d’escalier ? Deux morts de plus, deux morts pour rien !
Après s’être assuré que ses balles avaient touché leur cible, s’être penché le long de la rambarde pour tenter de reprendre ses esprits et essuyer les larmes de sueur qui perlaient sur ses cils, Brack se plia en deux pour vomir.
Qu’aurait pensé Maggie de ce meurtre ?
Le lieutenant passa de longues minutes accoudé, dans le noir, le froid, dans sa solitude de plus en plus palpable. Il avait déjà tué, mais jamais des civils, jamais des compatriotes.
Maggie. Elle était sa bouée de sauvetage. Pitié, faites que je n’ai pas fait tout ça pour rien.
Une demi-heure encore, à remettre de l’ordre dans le délire incohérent de ses angoisses, puis Brack se remit en quête.
Muni de la puissante torche de son ancien adversaire, il longea patiemment le couloir du premier étage.
Les portes de tous les studios étaient éventrées, laissant toute latitude pour observer le désert de chaque chambre.
Pas âme qui vive par ici.
Brack s’appliqua à ne manquer aucun recoin, fouilla les placards, enjamba les vêtements, les bagages oubliés dans la hâte.
La fuite, voila ce qui résumait les journées qui avaient suivi la catastrophe. Mais pour aller où ?
Si seulement tous ces migrants improvisés avaient compris qu’il n’y avait pas de retraite possible, aucun endroit où s’abriter, se soigner, se remettre.
Deux camps peut-être trois, tout au plus, réservés aux têtes pensantes encore en vie et aux quelques militaires toujours debout. Le seul espoir de Brack.
Maggie, quand à elle, n’aurait pas pu aller bien loin. Pas de voiture, pas de famille à retrouver. Elle serait restée dans la sécurité de son chez elle, en attendant que son compagnon la rejoigne.
Le jeune homme s’accrochait à cette certitude comme à la lueur d’un phare en pleine tempête.
Il pouvait la sentir, elle était là, tout près, à l’attendre. Il l’avait su à la seconde où ses pieds avaient bondi hors de l’hélicoptère.
Leurs deux cœurs battaient à l’unisson, depuis toujours….et ils s’appelaient aujourd’hui.
Au deuxième étage Brack affina son inspection. C’était l’étage de Maggie. A environ deux mètres du pallier principal, un levier de fortune fait de bricks et de brocs et calé contre une porte attira son attention. Le jeune homme reconnut instantanément l’entrée du débarras de Lucinda, la gentille femme de ménage qui les sermonnaient sans sévir lorsque Brack dépassait l’heure du couvre feu.
Qu’était donc devenue la pauvre femme ?
Il savait l’endroit rempli de tout un tas de provisions, de draps et d’ustensiles…un endroit idéal pour des survivants…
Le cœur du jeune soldat s’emballa.
Avec empressement et à l’encontre de toute prudence, il relâcha son arme, la positionna en bandoulière dans son dos et s’affaira à dégager les obstacles. Un système peu ingénieux à attribuer sans nul doute à l’équipe Mitch/Gary qui avaient du tenter de forcer la porte.
L’esprit lointain, hors de son corps, il s’entendit hurler le nom de Maggie, hurler, hurler encore, à s’époumoner.
Une voix familière lui répondit rapidement en écho, au fond de son crâne, galvanisant ses espoirs. Il rêvait, pleurait, rêvait encore. Etait-il en train de perdre les pédales ?
Brack s’apprêtait à broyer la poignée récalcitrante d’un instant à l’autre, ou bien tirer dessus, enfoncer son épaule dans le bois noirci de la porte.
Il hurlait toujours, toussait, pleurait des larmes grises.
- William !!!! William !!!
Le jeune homme se figea. Pour la première fois, il semblait entendre avec ses oreilles plutôt qu’avec son cœur.
Il recula aussitôt, tremblant.
Peu à peu les verrous cédèrent de l’intérieur, puis une lumière vive venue du débarras se fraya un chemin le long de la cage d’escalier pour s’arrêter sur le visage défait du lieutenant.
Il resta là quelques secondes, à contempler les particules de poussière danser dans le rayon lumineux.
Puis le doux regard de Maggie le transperça. Elle se tenait devant lui, les jambes flageolantes, pleurant tout comme lui.
Il lui sembla la voir au ralenti survoler les quelques débris qui les séparaient encore. Puis, comme une évidence, il sentit le visage de sa compagne s’enfouir dans son coup, se nicher à l’abri de tout.
Patiemment, il lissa ses cheveux bouclés dans un geste rituel, apaisant peu à peu les spasmes de joie et d’angoisse emmêlés qui s’enfuyaient de leurs deux corps.
La quête de Brack prenait fin à cet instant, même si face à lui, les silhouettes de Lucinda et d’Amber, la meilleure amie de Maggie, s’encadraient contre la porte, même s’il venait tout juste de comprendre que Maggie ne partirait pas sans elles.
Les deux uniques places disponibles de l’hélicoptère, le camp retranché, tout partait ainsi en fumée, ne laissant qu’un lointain espoir de survie.
Brack resterait là lui aussi, protègerait jusqu’au bout son bien le plus précieux, celui qu’il serrait à présent contre son cœur.
Et pour la première fois depuis longtemps, il n’avait plus peur."
Voilou
(5,5 pages A4 word)